- CHARRIAGES ET CHEVAUCHEMENTS
- CHARRIAGES ET CHEVAUCHEMENTS«Chevauchement» et «charriage» sont des notions de tectonique qui correspondent à deux faits, dont le second explique le premier.Le premier fait est la superposition verticale de deux ensembles de terrains dont la succession n’est pas normale. Dans le cas des roches sédimentaires, il s’agira d’une succession non conforme aux lois de la stratigraphie, lorsque, par exemple, la série supérieure est formée de roches plus anciennes que la série inférieure; dans le cas des roches cristallines, le diagnostic est plus difficile, car le caractère normal de la succession de ces types de roches est plus délicat à définir et dépend souvent des hypothèses que l’on fait sur leur genèse. À cette superposition correspondent les notions de «contact anormal» et de «recouvrement».Le second fait est le mouvement horizontal de l’une des deux séries, expliquant la superposition observée, donc le contact anormal et le recouvrement; cela correspond à la notion proprement dite de «chevauchement» ou «charriage», l’ampleur du mouvement horizontal étant la «portée» du chevauchement ou charriage.On dit que l’unité supérieure est charriée ou, encore, allochtone ; c’est la nappe de charriage; l’unité inférieure est considérée comme autochtone, c’est-à-dire comme n’ayant pas bougé. Cette convention exprime le mouvement relatif des deux unités mais pas nécessairement le mouvement absolu: du point de vue mécanique, le charriage de l’unité supérieure sur l’unité inférieure est équivalent au sous-charriage de l’unité inférieure sous l’unité supérieure; la plupart du temps, il est impossible de démontrer la réalité du charriage plus que celle du sous-charriage et inversement; d’où la nécessité de la convention.Les charriages constituent un des éléments les plus originaux du style tectonique «alpin». La difficulté que peut comporter l’interprétation de ces accidents particulièrement complexes n’a d’égale que leur importance aux yeux du tectonicien comme à ceux du géologue en général.1. Caractères générauxLes chevauchementsIls correspondent à des unités tectoniques de dimensions modestes et de portée limitée, quelques kilomètres au plus, appartenant, le plus souvent, au même bassin sédimentaire. Leur caractère le plus net est d’être enracinés axialement: à ses deux extrémités, le chevauchement passe successivement à un pli chevauchant, à un pli déversé, à un pli en genou, à un pli déjeté, à un pli normal enfin qui dessine une terminaison périanticlinale (cf. PLIS - Géologie). Par cet enracinement axial (fig. 1) se rétablit la continuité entre l’unité chevauchée et l’unité chevauchante, montrant que le mouvement de celle-ci est de portée restreinte. Cette notion est plus utile que celles de «racine» et de «front» dans le cas des plis chevauchants (fig. 2): en effet, la racine est, soit invisible parce que cachée sous la série chevauchante, soit visible parce que la série chevauchante a été enlevée par l’érosion, mais alors le front réel ne se voit plus (on dit qu’on voit le front d’érosion); ce n’est donc pas dans un plan perpendiculaire à l’axe d’un chevauchement qu’on peut rétablir la continuité de la série chevauchante avec la série chevauchée puisqu’on ne peut y voir à la fois racine et front. C’est seulement selon l’axe du chevauchement qu’on peut voir celui-ci s’enraciner.Les principaux types de chevauchements correspondent:– à de simples failles inverses , dites parfois «failles de chevauchement» (fig. 2 a); dans ce cas, il n’est pas rare que le socle vienne chevaucher la couverture sédimentaire; ainsi en est-il, par exemple, du chevauchement de la zone axiale des Pyrénées sur la zone nord-pyrénéenne;– à des plis chevauchants , dits aussi «plis-failles» (fig. 2 b); une grande partie des chevauchements en terrain sédimentaire appartient à cette catégorie; il peut arriver d’ailleurs que des plis-failles dans la couverture sédimentaire correspondent à des failles inverses dans le socle comme nous le verrons plus loin;– à des écailles de couverture (fig. 3); celles-ci sont des unités chevauchantes à la base desquelles se situe un niveau stratigraphique déterminé, en général sans flanc inverse, le plus souvent courtes, enracinées axialement dans bien des cas, mais pouvant ne pas l’être dans les régions très compliquées. Les écailles de couverture se développent dans les chaînes où se produit un décollement de la couverture sédimentaire, selon des modalités qui expliquent les caractéristiques des écailles [cf. TECTONIQUE]; les chevauchements provençaux ou subalpins de l’arc de Castellane correspondent à des écailles de couverture; mais on en rencontre également dans les unités alpines plus internes comme dans le Briançonnais; assez souvent, d’ailleurs, les écailles ont été appelées «nappes» à une époque où celles-ci étaient très à la mode: ainsi en fut-il en Provence par exemple.Les charriagesIls correspondent à des unités tectoniques de beaucoup plus grande dimension, de portée pouvant atteindre plusieurs dizaines de kilomètres, voire dépasser la centaine de kilomètres. Dans les cas les plus clairs, l’allochtone et l’autochtone appartiennent à des bassins sédimentaires différents. Surtout, les nappes de charriage ne sont pas enracinées axialement, de telle sorte qu’on ne peut pas reconstituer la continuité entre allochtone et autochtone. Le problème des racines est un des plus importants en ce qui concerne les charriages et n’est généralement pas soluble sur le plan tectonique; on lui substitue alors la notion de «patrie» qui désigne la région d’où provient la nappe de charriage; la patrie d’une nappe, qu’on reconnaît au fait qu’on y rencontre les mêmes terrains que dans celle-ci, est une notion évidemment moins bien définie géométriquement que celle de racine.On reconnaît dans un charriage :– un côté frontal correspondant au sens de déplacement relatif de la nappe; le front proprement dit est le lieu géométrique des points extrêmes atteints par la nappe; mais c’est généralement un front d’érosion que l’on observe;– un côté radical d’où provient la nappe de charriage; généralement, on n’observe pas la racine elle-même (s’il y en a une) soit que la nappe la recouvre, soit que, en étant séparée par une érosion ultérieure, il soit incertain de rapporter telle nappe à telle zone radicale.En fonction de l’érosion, il arrive (fig. 4):– qu’on aperçoive l’autochtone sous l’allochtone; de telles fenêtres sont un argument essentiel du charriage; une fenêtre peut être fermée quand elle est entourée de toutes parts par la nappe, ouverte quand, dans une direction au moins, il y a continuité entre l’autochtone au front de la nappe et dans la fenêtre (dans ce dernier cas, on dit souvent «demi-fenêtre»); certaines fenêtres sont célèbres par la preuve qu’elles ont apportée de la réalité des charriages, telles les fenêtres de l’Engadine ou des Hohe Tauern dans les Alpes orientales, ou encore la fenêtre de Barcelonnette et les demi-fenêtres d’Embrun et d’Allos dans la région de l’Ubaye-Embrunais, dans les Alpes occidentales;– qu’un élément de la nappe soit isolé par l’érosion à la manière d’une butte témoin; de tels lambeaux de charriage , dits aussi «lambeaux de recouvrement», souvent très éloignés en avant du front principal de la nappe, fixent une limite extrême au charriage de celle-ci; on a coutume de les désigner sous le terme allemand de klippe , «écueil», le mot français «îlot» étant tombé en désuétude; en effet, avant que l’on ne conçût les charriages, on imaginait que de tels lambeaux correspondaient à des récifs demeurés émergés ou faiblement immergés dans la mer qui sédimentait les terrains que l’on rencontre autour; le plus célèbre est l’îlot du Beausset en Provence, l’un des lieux où fut établie la notion de charriage; la «zone des klippes» dans les Carpates de Slovaquie et de Pologne est à l’origine du mot lui-même.Une nappe de charriage peut (fig. 4):– entraîner à sa base des copeaux de l’autochtone qui forment des lambeaux de poussée ; les lambeaux de poussée ont des tailles variables, proportionnelles à l’importance de la nappe qui les a entraînés; par exemple, dans l’Ubaye-Embrunais, le massif du Morgon, chaîne de plus de 2 000 mètres d’altitude, de 10 kilomètres de longueur, de 2 kilomètres de largeur, est un lambeau de poussée à la base de la nappe du flysch de l’Ubaye;– se diviser par ses niveaux les plus inférieurs qui se répètent plusieurs fois en différentes duplicatures (fig. 5); la différence entre les lambeaux de poussée et les duplicatures réside dans le fait que ces dernières appartiennent à l’allochtone tandis que les lambeaux de poussée ont été empruntés à l’autochtone sur lequel a cheminé la nappe;– se diviser par des décollements différentiels en plusieurs diverticulations (fig. 6); chaque diverticulation ne correspond donc qu’à une partie de la nappe; cela est particulièrement clair dans les nappes de couverture sédimentaire, les séries stratigraphiques des différentes diverticulations se complétant pour former une seule série stratigraphique, celle de la nappe elle-même; ce phénomène est extrêmement fréquent et la précaution n’est pas toujours prise de faire la distinction entre la nappe proprement dite et les diverticulations de celle-ci.2. Classification des nappesOn peut classer les nappes selon leur géométrie ou leur constitution .Sur le plan géométrique, on distingue, en suivant Pierre Termier:– Des nappes du premier genre , en forme de vastes plis couchés, à flancs inverses plus ou moins étirés; de telles nappes sont rares; les plus connues sont les nappes helvétiques, les plus étonnantes les nappes de la Montagne Noire, représentées presque exclusivement par leur seul flanc inverse. Leur «tête» anticlinale est leur trait le plus caractéristique; elle peut être isolée par l’érosion et former une tête plongeante (fig. 7), surtout si des mouvements ultérieurs ont reployé la nappe; une telle tête plongeante a évidemment la fausse apparence d’un anticlinal autochtone – ou para-autochtone – déversé en sens inverse du charriage et il est parfois délicat de l’en distinguer, ce qui est une source importante de controverses. Quand deux nappes du premier genre sont superposées, la nappe inférieure peut épouser la forme de la tête de la nappe supérieure qui se trouve ainsi «encapuchonnée» par un pli en retour (fig. 8).– Des nappes du second genre , qui résultent d’une rupture selon une surface subhorizontale; de telles nappes sont les plus répandues; ne dérivant pas de plis, elles sont généralement sans flanc inverse et sans tête anticlinale, à la différence des précédentes.En fonction de leur constitution, on sépare:– Des nappes de socle , généralement de très grande importance régionale; les plus célèbres sont les nappes austro-alpines inférieures formées d’une lame de socle cristallin recouvrant les Alpes occidentales qui passent dessous, en tunnel, à partir de la haute vallée du Rhin et réapparaissent dans les fenêtres de l’Engadine et des Hohe Tauern; la portée de ces nappes dépasse 100 kilomètres et leur développement longitudinal correspond à l’ensemble des Alpes autrichiennes, qu’on appelle Alpes orientales par opposition aux Alpes occidentales; la plus colossale est la «dalle du Tibet» formant le Haut-Him laya qui chevauche le Bas-Him laya et l’Inde selon un contact dit M.C.T. (Main Central Thrust) [cf. fig. 10].– Des nappes de couverture , formées de terrains sédimentaires et souvent divisées en plusieurs diverticulations; dans le domaine alpin, les plus remarquables sont constituées de flyschs, telle la nappe du Flysch à helminthoïdes dans les Alpes franco-italiennes à laquelle appartiennent la nappe de l’Ubaye et la nappe de Ligurie occidentale; et les différentes nappes de flysch dans l’Apennin, les Carpates, l’Afrique du Nord.D’une façon générale, les nappes de couverture sont largement développées dans les parties frontales des chaînes de montagnes, quel qu’en soit le type, alpin ou cordillérain [cf. TECTONIQUE]. Dans la partie frontale de la Cordillère nord-américaine, dite Overthrust Belt (littéralement, ceinture charriée), l’association des plis et des chevauchements en un système de «rampes» et de «paliers» a fourni un modèle généralisable à l’ensemble des nappes de couverture (fig. 9).Nappes de socle et nappes de couverture sont souvent intimement associées. Ainsi, dans les Alpes orientales (cf. ALPES, fig. 8), par-dessus les nappes de socle dites «austro-alpines inférieures», existent des nappes de couverture dites «austro-alpines supérieures» dont l’accumulation, au front nord des précédentes, forme les célèbres Alpes calcaires septentrionales, au pied desquelles se retrouve un mince liséré de terrain appartenant aux Alpes occidentales (région de Salzbourg, Wienerwald, etc.).3. Les charriages dans l’espace et dans le tempsSi les chevauchements sont présents dans toutes les chaînes de montagnes, les charriages se rencontrent essentiellement dans les chaînes de collision dont l’exemple est fourni par les chaînes alpines issues de la Téthys, cet océan aujourd’hui disparu qui séparait, pendant le Secondaire et le Tertiaire ancien, l’ensemble des continents aujourd’hui septentrionaux des continents aujourd’hui méridionaux [cf. TÉTHYS]. Les chaînes de l’Eurasie méridionale, de Gibraltar à l’Indonésie, en sont le témoin, comme d’ailleurs les chaînes caraïbes isolées par l’ouverture tardive (110 Ma) de l’océan Atlantique central.Lorsque, après la subduction de l’océan qui les séparait, deux continents entrent en collision, il se forme une suture ophiolitique , cicatrice de l’océan disparu, d’où partent des nappes de charriage qui vont recouvrir les marges des continents. Ces nappes sont formées de matériel océanique, croûte océanique sous forme de massifs ophiolitiques, sédiments océaniques, radiolarites des grandes profondeurs, et flyschs détritiques des grandes fosses océaniques; nappes ophiolitiques et nappes de flysch sont constantes dans les chaînes de collision.Le stade de la simple collision est parfois dépassé: l’un des continents chevauche l’autre, par-dessus la suture ophiolitique, comme dans les Alpes orientales (cf. ALPES, fig. 8), ou se trouve débité en nappes de socle en avant de la suture, comme dans l’Him laya (fig. 10). Ces cas d’hypercollision donnent naissance aux plus belles nappes de socle connues, comme la dalle du Tibet ou la nappe de socle de l’Austro-alpin inférieur.La collision est suivie de déformations dans les masses continentales nouvellement soudées: déformation en masse tarditectonique et fracturation néotectonique de la croûte continentale et des nappes qui la recouvrent. À l’occasion de ces mouvements, les terrains sédimentaires se décollent souvent de leur substratum: ainsi naissent les nappes de couverture les plus externes dans les chaînes alpines. De sorte que les nappes peuvent être très déformées, méconnaissables et n’apparaître qu’après une étude serrée.Ainsi, la plupart du temps, les nappes ont été repliées en anticlinaux et synclinaux de nappes: les fenêtres se localisent alors sur les anticlinaux et les lambeaux de charriage dans les synclinaux, respectant en ceci les règles de la morphologie structurale. Le contact anormal n’apparaît plus alors subhorizontal comme dans la définition du charriage, mais quelconque en fonction de la forme des plis. Des jeux de failles plus ou moins importants ont pu également découper des pays de nappe; certaines fenêtres se trouvent alors en position de horst, certains lambeaux de recouvrement en position de fossés [cf. FAILLES].L’ensemble de tous ces événements se produisant dans une chaîne de collision, on conçoit que l’analyse tectonique en soit délicate et que rares sont les nappes dont l’image soit restée aussi simple que la définition.À cause des bouleversements qu’ils ont apportés à l’ordre initial des terrains, la connaissance des charriages peut être fort utile, notamment lorsque, dans le cadre d’une exploration pétrolière ou minière, une campagne de sondages doit être entreprise.L’ampleur des charriages est sans doute encore beaucoup plus grande qu’on ne l’avait cru. Récemment, diverses universités et compagnies américaines, associées en un Consortium for Continental Reflection Profiling (Cocorp), ont levé des profils de sismique réflexion, longs de plusieurs centaines de kilomètres, au travers des Appalaches et des montagnes Rocheuses, qui ont eu des résultats grandioses: l’ensemble des Appalaches (où l’on connaît depuis longtemps des systèmes de nappes), socle et couverture, autochtone et allochtone, déformations précoces et tardives compris reposent à plat, par un vaste cisaillement horizontal de plusieurs centaines de kilomètres, sur le continent américain dont le socle et la couverture sédimentaire passent en dessous, indéformés. De tels accidents sont en cours de forage dans les montagnes Rocheuses; les premiers résultats montrent que le Précambrien, jusqu’alors considéré comme le socle continental des montagnes Rocheuses, est charrié à plat sur les terrains secondaires qui contiennent du gaz et des indices de pétrole. Ces premiers résultats, qui sont à l’origine de la relance de la recherche pétrolière dans l’ouest des États-Unis, montrent que ces cisaillements, relativement superficiels, sont restés suffisamment «froids» (pas plus de 300 0C environ) pour ne pas détruire la matière organique et ses dérivés.Ces phénomènes de charriage, grandioses, particulièrement attachants pour le tectonicien, sont au cœur des aspects fondamentaux de la tectonique globale et des préoccupations économiques d’actualité.
Encyclopédie Universelle. 2012.